Trop souvent, je lis des articles qui présentent les aidants comme des "héros du quotidien", voire des "héros fatigués".
Personnellement, je ne me reconnais pas dans cette appellation.
Un héros (ou une héroïne) est "Celui ou celle qui se distingue par ses exploits ou un courage extraordinaire"
C'est un exploit d'aider un proche âgé ou en perte d'autonomie?
Si la société était plus inclusive et accessible, si elle ne méprisait pas autant les personnes en situation de handicap ou celles que l'âge rend moins autonomes, les "héros" seraient certainement moins fatigués.
Parce qu'en vrai ce qui nous fatigue vraiment, ce sont tous ces obstacles que la société place sur notre chemin: les formalités administratives, ces dossiers de 30 pages à remplir tous les 5 ans, ces demandes incessantes d'augmentation des plans d'aides, parce que l'aggravation de la dépendance de notre proche le nécessite, ou bien parce que le temps que la demande aboutisse, notre proche âgé a vu son autonomie se réduire encore. Devoir se battre contre l'hôpital, encore trop peu accessible, les salles d'examens exiguës, les tables sur lesquelles il faut monter à l'aide d'un marchepied (c'est pas comme si les tables d'examen électriques n'existaient pas, miraculeusement, l'hôpital n'en possède pas, ou peu) ce fatalisme médical qui fait qu'une personne souffrant de handicap sera moins bien soignée, (voire pas soignée du tout), qu'une personne valide. Les ambulanciers qui nous "oublient", les administrations pas ou trop peu accessibles, la société qui accepte difficilement les troubles mineurs du comportement d'un proche âgé ou dément. (Oui le monsieur bave, c'est pas grave, ça attendrit ta mère quand c'est ton petit frère, étrangement ça la répugne quand c'est un adulte), les restaurants dont les toilettes sont au sous-sol, accessibles par un escalier en colimaçon que même moi, valide, j'ai du mal à descendre, les voitures garées sur le trottoir, les places de parkings occupées (j'en ai pour 5 minutes), bref quand une sortie devient une épreuve digne de Koh Lanta.. Toutes ces petites choses auxquelles on ne pense pas quand on n'est pas en situation, ça, ça nous fatigue vraiment. Ça nous fatigue et ça nous isole parce qu'on hésite à sortir, sauf quand c'est vraiment nécessaire.
Bref, si la société et ceux qui en ont le pouvoir ne plaçaient pas sadiquement, autant de bâtons dans les roues des fauteuils de nos proches, s'ils ne semaient pas autant de cailloux, rochers ou obstacles sur nos chemins d'aidance, les héros seraient assurément moins fatigués.
Je comprends parfaitement que l'on veuille rendre hommage à l'apport, tant collectif qu'individuel, des 11 millions d'aidants, que ce soit vis à vis de leur proche, de leur famille ou vis à vis de la société, mais pourquoi les dépeindre en tant que "héros"?
Un héros est un modèle, une personne extraordinaire, qui fait des choses extraordinaires. Moi, chaque matin, je n'enfile pas un collant, je ne met pas une cape sur mes épaules , je ne branche pas ma vision bionique (ou je ne sais quel super-pouvoir) et ma seule potion magique c'est une tasse de café bien noir.
Le risque, quand on héroïse une personne, c'est de la pousser dans ses derniers retranchements quand elle se sent fatiguée ou isolée.
Quel héros digne de ce nom appelle à l'aide? Aucun
Quel héros baisse les bras, abandonne? A-t-on déjà vu un héros échouer? Héroïser les aidants, c'est les placer à un endroit inaccessible pour le commun des mortels (parce que oui, les héros sont aussi des demi-dieux), et les y laisser, seuls, puisque le commun des mortels ne possède aucun des merveilleux attributs dont on pare ces "héros-aidants" (ou ces "aidants-héros")
Le risque accru, c'est de faire naître le "Syndrome du sauveur" ce héros tragique qui a autant besoin de sauver les autres que de se sauver lui-même.
Héroïser les aidants c'est aussi leur faire l'injonction de se sacrifier pour leur proche. Sacrifier leur travail, leur santé, leur énergie, leur vie de famille, leurs finances. Les héros ne sont jamais malades, c'est bien connu, ils ne se plaignent jamais non plus.
Et puis c'est un peu facile aussi de leur attribuer ce statut quasi divin: C’est aussi leur dire "Toi, tu es quelqu'un de tellement extraordinaire, que jamais je ne pourrais faire aussi bien que toi" Et c'est comme ça qu'on se sort à bon compte d'une situation où chacun aurait pu s'investir personnellement.
Et cette façon de nous admirer quand on aide un proche... Cette façon de nous dire "Ohlala à ta place, moi, je ne pourrais pas, quel courage tu as..." (j'en parlais déjà ICI et c'est toujours d'actualité) Quelqu'un se rend compte à quel point il fait passer le proche-aidé pour un boulet? Parce que la maladie ou l'âge le rend moins valide et lui fait perdre de son autonomie, devrait-il perdre aussi de son humanité? Quand tu as besoin d'aide tu n'es plus tout à fait humain? La fraternité ne s'applique plus à toi?
Et surtout, surtout, évitez de le dire DEVANT le proche-aidé. Vous accentuez le poids de sa dépendance. Vous n'imaginez pas comme ça peut être violent.
Un peu de réalisme! Les héros on les admire, on les isole, on les place à des endroits qu'on ne peut pas atteindre, mais on ne les aide pas.
Je ne suis pas une héroïne. je ne met un collant que sous une jupe en hiver, je ne porte une cape que quand il fait froid et mes lunettes sont parfaitement ordinaires.
Je ne suis pas une héroïne, je suis une femme ordinaire, je pourrais être votre sœur ou votre voisine, une femme dont la vie a pris un sacré tournant en 2011. J'ai comme tout le monde mes failles, mes faiblesses, mes jours avec et mes jours sans, et si vous me décrivez comme une héroïne, vous me niez le droit de me sentir fatiguée, de me sentir seule, d'être malade mais surtout vous me niez le droit d'exprimer mes difficultés.
je ne suis pas une héroïne et mon proche n'est pas un boulet, une charge ou un fardeau. C'est notre situation qui est un fardeau. Et si la société ne peut pas lui greffer un cerveau neuf, elle pourrait au moins nous alléger sensiblement le quotidien.
Commencez donc par nous regarder autrement!!!