Chère Association Française des
Aidants
Si je
t’écris aujourd’hui c’est parce que ton tweet de l’autre jour m’a pas mal
chahutée. Reprenons les faits si tu le veux bien :
Le 29 aout
dernier, un samedi, à 12h50 tu
twittais :
« les
#aidants ne sont pas des soignants mais des conjoints, des parents, des
enfants »
C’était je
crois dans le cadre de l’Université d’été de l’ANAP, les débats portant sur la
contribution des usagers et des citoyens à la performance de notre système de
santé. Belle idée la performance, dans l’air du temps. Performance et
rentabilité devenues par force les mamelles d’une société dans la tourmente
d’une crise financière mondiale. En
faire plus avec le moins de moyens possible, optimiser le temps, rentabiliser
l’humain. La santé c’est bien connu n’a pas de prix mais elle a un coût, et la
société exige de ses membres qu’ils soient tous performants, rentables et en
bonne santé. Mais on s’éloigne du sujet. A ton tweet lapidaire j’ai répondu par
un autre tweet, non moins lapidaire :
« Pas
soignants mais plus que conjoints, parents ou enfants : des #aidants
quoi !!! »
La colère
ne transparaît pas dans un message de 140 caractères, à moins de l’écrire en majuscules ou d’y adjoindre force émoticônes, mais j’ai passé l’âge des
smileys, et j’aime la sobriété, alors je me suis contentée de ces trois points
d’exclamation. Mais quand même, j’étais en colère alors je développe, ici, chez
moi, dans ce qui est devenu MON espace. Laisse-moi t’expliquer chère
Association ce que ton tweet a déclenché chez moi et pourquoi.
Toi
Association, tu as une ligne de défense bien marquée, que tu maintiens depuis
toujours, envers et contre tous et qui s’exprime ainsi:
« les aidants n’ont
pas à être la variable d’ajustement des politiques publiques »
Autrement
dit, les familles ou les amis qui s’occupent au quotidien d’un proche ne
doivent en aucun cas venir en substitution des aides professionnelles, ni même
en complément, mais ont le devoir de conserver leur place, et leur rôle, au
sein de la famille. Et cette variable d’ajustement dont tu nous rebats les
oreilles, c’est cette proportion de temps passé à aider, soutenir, s’occuper de
notre proche, comparé au temps d’intervention des aides à domicile. Moins les
politiques publiques alloueront d’aides professionnelles et plus la charge
pèsera sur nous, aidants. Ce qui nous ramène à notre « juste place »
Importante
cette « juste place » qui est, si je ne m’abuse le thème d’une de tes
formations à l’attention des aides professionnelles : « la juste
place des aidants »
Autant dire
que dans les groupes dont je fais partie, ce titre en a ému plus d’un. Nous
assigner, comme ça, unilatéralement notre « juste place » a eu
l’effet d’une claque monumentale, surtout de la part d’une association supposée
nous représenter dans les instances les plus hautes. Nous, aidants, on s’est
sentis un peu méprisés, remisés au placard, limite à la niche.
Bien.
Dans
un monde parfait, les aidants ne seraient pas la variable d’ajustement des
politiques publiques, puisque dans un monde parfait il y aurait assez d’aides à
domicile dévouées et bienveillantes pour
assurer toutes les tâches qui pèsent aujourd’hui sur les épaules des aidants
lesquels, de fait, resteraient à leur juste place, celles qu’ils ont toujours
occupée, de parents, d’enfants ou de conjoints.
Dans un
monde parfait, les crédits seraient suffisants, les présences constantes ou
quasi constantes, il n’y aurait pas de rupture de l’aide, ni de retard, ni
d’oubli de planning. Les auxiliaires de vie en congé maladie seraient
instantanément remplacées par des doublures, déjà formées à la situation et
connues du proche désorienté.
Dans un
monde parfait, tous les personnels d’aide à domicile seraient formés et
détenteurs d’un diplôme les habilitant à prendre en charge nos proches âgés,
désorientés ou handicapés.
Dans un
monde parfait ce seraient des infirmières ou des aides-soignantes qui
prendraient les soins du corps de nos proches en charge. Le matériel serait
adapté, les mobilisations faciles, nos proches pas trop opposants.
Dans un
monde parfait, nos proches feraient leurs besoins à l’heure de passage des
aides professionnelles et nous, aidants, nous pourrions rester les
accompagnants bienveillants, respectueux de leur pudeur.
Dans un
monde parfait, les assistantes sociales ne seraient pas débordées par un nombre
toujours croissant de dossiers en souffrance, les textes de lois ne
changeraient pas chaque semaine et nous aurions accès à la bonne information au
bon moment.
Dans un
monde parfait, les services sociaux instruiraient nos demandes dans un délai
raisonnable, et y répondraient toujours favorablement, sans qu’il soit besoin
de déposer des recours en révision, si gourmands en temps et en énergie.
Dans un
monde parfait, les médecins nous reconnaîtraient d’emblée comme aidants et
notre parole aurait autant de valeur que celle de n’importe lequel de tous les
auxiliaires qui gravitent autour de leur patient, qu’il soit soignant ou non.
Dans un
monde parfait les aidants pourraient conserver leur emploi, leurs loisirs,
leurs amis, sans craindre que leur rôle auprès de leur proche n’empiète sur
leurs « autres vies »
Dans un
monde parfait la notion du rôle des aidants serait incluse dans les formations
en santé, à tous les niveaux. On ne parlerait des aidants que sous ce vocable
unique et non plus comme proches, familles, entourage ou en fonction de notre
degré de parenté (fille de, épouse ou compagne de…)
Dans un
monde parfait les contrats signés avec les organismes d’aides à domicile
seraient tripartites, le prestataire, le bénéficiaire et son aidant.
Seulement
voilà chère Association, nous ne sommes pas dans un monde parfait.
Je ne vais
rien t’apprendre mais en 2015, il y a toujours 1 aidant sur 3 qui meurt avant
son proche aidé. De là penser que c’est d’épuisement, de stress, de manque de
sommeil, d’avoir trop tardé pour assurer son suivi médical, faute de quelqu’un pour veiller sur le proche ou faute de moyens tout simplement, il n’y a qu’un pas, que je franchis.
En 2015, il
y a de plus en plus de besoins en terme d’aides à domicile, les familles (crise
oblige) peuvent de moins en moins les financer, nos proches vieillissent et
sont de moins en moins autonomes, les enveloppes globales s’amenuisent, bref,
le gâteau est plus petit et il y a plus de convives autour. Et on n’en est
qu’au début, papy-boom oblige, la situation va empirer d’années en années si
rien n’est fait.
En 2015,
les aides qui interviennent auprès de nos proches ne sont toujours pas toutes
diplômées, leurs horaires sont toujours autant fractionnés, leurs journées
toujours aussi pénibles, leurs salaires toujours aussi dérisoires, et quand on
se sent à ce point méprisé, maltraité et si peu reconnu, il y a des chances
pour devenir à son tour maltraitant, enfin disons que c’est un facteur de
risque supplémentaire.
En 2015, un
dossier d’aide déposé auprès de la MDPH met en moyenne 6 mois pour être
instruit, et un dossier APA entre 4 et 6 mois. Qui prend le relai ? Qui
assure l’intérim ? Les aides d’urgence ? Elles ne suffisent jamais,
nous le savons tous.
En 2015, être
aidant et conserver son emploi relève de l’exploit. Alors être aidant,
conserver son emploi et ne pas voir son taux de stress tutoyer les sommets, là
c’est de l’utopie. En 2015, être aidant et conserver son emploi, c’est accorder
une confiance illimitée à l’aide à domicile qui va passer pour
lever/laver/alimenter/coucher/changer notre proche. C’est stresser parce qu’on
n’est jamais sûr qu’elle passe, qu’elle soit à l’heure, qu’elle n’oublie pas,
que ce soit la même que d’habitude, qu’elle connaisse la maison, la place des objets
usuels, la routine de notre proche, que notre proche la reconnaisse et lui
ouvre la porte, bref qu’aucune de toutes ces turpitudes ne se produise pas pour
que tout se passe bien. Mais c’est aussi enchaîner plusieurs journées en une,
le travail salarié, celui de la maison (les aides à la personne ne sont pas
aides ménagères, le ménage c’est pour les aidants), la préparation des repas (les aides à la personne ne sont pas cuisinières, les repas c'est pour les aidants) sans compter les nuits
aux multiples réveils lorsque notre
proche est désorienté et/ou malade.
C’est aussi
cumuler les soucis de deux maisons lorsque notre proche a gardé son domicile,
les enfants qu’il ne faut pas négliger, la vie de famille, notre développement
personnel, nos amis.
En 2015,
être aidant c’est aussi voir ses perspectives de carrière stoppées net, parce
que personne n’accorde sa confiance au travail à un collaborateur qui va passer
une heure au téléphone pour décrocher un rendez-vous pour un scanner dans la
semaine, programmer l’ambulance, décommander l’aide à domicile, ou bien qui
part en courant à 10mn de la présentation du projet Truc en réunion, parce que
son proche est aux urgences. Alors la promotion, on va la donner à un
collaborateur aux contraintes familiales moins lourdes. En 2015 dans le monde
du travail, un collaborateur qui a un problème est un collaborateur qui pose
problème. C’est d’ailleurs pour cette raison, que la plupart des aidants
taisent leur situation à leur responsable et à leurs collègues, par peur de
n’être plus considéré par la hiérarchie comme suffisamment fiable, impliqué et
motivé.
En 2015,
être aidant c’est être sur tous les fronts, gérer une équipe de soignants,
faire se coordonner les intervenants, qu’ils ne se chevauchent pas, qu’ils
n’empiètent pas sur le temps de l’autre, prévoir, anticiper, planifier. Gérer
les susceptibilités de chacun, tout en respectant leurs domaines de compétences
respectifs, gérer les urgences, les absences…
Etre aidant
en 2015 c’est faire tout ça et bien plus encore. C’est changer son proche parce
qu’on ne va pas le laisser souillé, même si la prochaine intervenante arrive
dans deux heures, c’est lui servir son petit déjeuner et le faire manger parce
qu’il est réveillé et qu’il a faim, même s’il y a une aide prévue pour ça, mais
qu’elle arrive plus tard.
Etre aidant
en 2015, c’est remplir des kilos de dossiers, écrire des kilomètres de pages,
de lettres, de relances, faire les photocopies d’attestations, de certificats
médicaux, passer des heures au téléphone à se faire balader de bureau en bureau,
raconter sa situation à des dizaines d’inconnus, c’est être incollable sur les
aides financières existantes, prestations, allocations et leurs acronymes (APA,
PCH, AAH, MDPH, CLIC, MAIA…) et se battre pour faire reconnaître nos droits et
ceux de notre proche.
Etre aidant
en 2015 c’est relancer les services médicaux pour obtenir les résultats
d’examens et taire l’inquiétude lorsqu’ils ne sont pas bons. C’est passer des
heures au téléphone à la recherche d’un kiné qui intervient à domicile, et
pleurer quand on l’a trouvé parce que l’heure de passage coïncide avec celle de
notre pause quotidienne.
Etre aidant
en 2015 c’est faire l’impasse sur les vacances et les week-ends parce que la
maladie ou le handicap, eux, ne prennent pas de vacances. C’est chercher et
trouver un lieu adapté pour nous et notre proche, pas trop loin, pas trop cher,
avec une équipe et du matériel adapté à sa pathologie. Et patienter des mois
parce qu’on est sur liste d’attente. Ou
bien c’est, une fois de plus, essuyer un refus parce que notre proche ne rentre
pas dans la bonne case.
Etre aidant
en 2015 c’est tout ça et bien plus encore. C’est assurer une présence
bienveillante auprès de notre proche, c’est le rassurer quand il est anxieux,
le soulager quand il a mal, c’est s’assurer constamment de son confort et de sa
sécurité, c’est avoir le souci de l’autre avant le nôtre. Au détriment de notre
santé, de notre confort ou de notre sommeil. Au détriment de notre carrière, de
notre vie de couple, de notre vie de famille.
Voilà ma chère Association, il y a d’un côté
la vie rêvée des aidants et de l’autre la dure réalité. Comme tu as pu le
constater, il y a de grandes différences entre les deux. Des différences que
même la présence accrue d’aides professionnelles ne sauraient combler, parce
que c’est comme ça, parce que c’est le système médico-social qu’il faudrait
revoir en profondeur, parce que culturellement, les affaires familiales se
traitent en famille et que jusqu’à présent l’Etat, la société s’y impliquent
peu, voire pas du tout. Parce que culturellement, « les époux se doivent mutuellement
[…] secours et assistance » et qu’il est normal de devenir l’aidante de
son mari devenu dépendant à cause de l’âge ou de la maladie, il est tout aussi
normal qu’elle ne soit ni rétribuée ni même dédommagée pour ça, même si elle a
dû mettre sa carrière entre parenthèses, même si elle a beaucoup sacrifié pour
lui, y compris sa future retraite.
Alors tu
vois, quand j’ai lu ton tweet, ça m’a chagrinée, même si j'ai mis du temps à t'écrire, parce que j'ai pas que ça à faire non plus et parce qu'il a fallu du temps pour que ma colère retombe et que je mette de l'ordre dans mes idées. Parce que c’est vrai
qu’on n’est pas des soignants, on n’a d’ailleurs jamais demandé à l’être. Mais nous réduire au simple lien générationnel
qui nous unit à notre proche, en taisant volontairement tout ce que le rôle
d’aidant implique en terme de temps, d’énergie, de sacrifices pour prendre en
charge un proche devenu dépendant, et dont (la plupart du temps) la dépendance va
en s’accentuant au fil du temps, j’ai trouvé ça moche. Réducteur et moche.
Alors je sais qu’en 140 caractères,
développer une idée, un concept, un rôle aussi vaste que celui d’aidant, c’est
peine perdue. Pour celui qui ne sait pas ce qu’est un aidant, 140 caractères ne
suffiront pas, c’est sûr, mais quand on assiste à un colloque il y a fort à
parier que tout le monde ou presque sait à peu près de quoi ou de qui on parle.
Et toi en tant qu’Association Française des Aidants tu as une responsabilité de
représentation vis-à-vis de nous, c’est à toi de dessiner les contours de notre
rôle, à toi de définir qui nous sommes, autrement qu’en terme de données
statistiques, à toi de nous représenter face au monde médico-socio-associatif,
à toi de te battre à nos côtés, à notre place, parce qu’on n’a pas le temps, ni
l’énergie et que nous on ne connait pas les bonnes personnes, celles qui
décident de notre sort.
C’est aussi
à toi de nous représenter face à la société, face au monde des non-aidants, à
ceux qui s’imaginent qu’on a la belle vie, parce qu’on n’a pas rendez-vous avec
une pointeuse tous les matins, parce que mon ami P. qui est aidant à plein
temps de ses deux parents en a marre que sa boulangère lui réponde que c’est
pas grave de ne pas pouvoir partir en vacances, parce que « c’est pas
comme si il travaillait à la chaîne en usine, il est chez lui, LUI, alors les
vacances, il peut s’en passer»
Voilà. Je termine
là ma longue missive, même si on ne s’est pas encore tout dit. Je crois que je
t’écrirais encore pour te parler de la loi d’Adaptation de la Société au Vieillissement
dite loi ASV, ses reports, nos espoirs…
J’espère
entendre encore souvent parler de toi, je te trouve bien silencieuse, ou alors
je devais écouter d’autres sirènes…
Bien à toi,
Kat,
aidante.
Ah ! quelle belle analyse de la situation !
RépondreSupprimerJe souscris à tout ce qui est dit dans cette longue lettre non dénuée d'humour, car j'ai été très longtemps "aidante" aux côtés de ma propre mère et que j'ai vécu ce qui est dit. Les soignants qui n'arrivaient pas, sans me prévenir ou rarement ; j'ai vu défiler l'Europe, l'Afrique...avec plus ou moins de surprises, de vols, j'ai dû faire refaire tant de clés que le serrurier s'en réjouissait... Les changes et toilettes que je devais assumer car, comme il est dit, ma mère ne faisait pas ses besoins à heure fixe, encore moins lors du passage des soignants, sans compter qu'il fallait bien souvent refaire le lit et changer les draps souillés, au détriment d'un rendez-vous ou d'un dîner.... Et au bout d'un moment, exténuée et ne pouvant plus tout assurer, les chutes la nuit se multipliant, il a fallu avoir recours au placement en maison de retraite. Et là, ce fut le début de très grandes découvertes et déceptions. C'est carrément un livre qu'il faudrait écrire sur les Ehpad tant ce qui s'y passe est hors norme et inhumain. L'or gris....tout un programme. Et bien entendu, le rôle d'aidant continue pour pallier aux insuffisances de la maison de retraite. Sauf que là, il faut continuer à aider, mais savoir ne pas se faire remarquer, ne surtout pas critiquer l'établissement (par peur des représailles), se faire tout petit....tout en se sentant coupable, sentiment nouveau et très lourd à porter.
C'est en effet tout le système de santé qu'il faudrait repenser au plus vite ! Les grands groupes y ont déjà pensé, eux, qui commencent à envisager des maisons de retraite "low coast"....pour ma génération qui n'aura pas les mêmes moyens financiers. Qui va enfin se réveiller et prendre ce problème de l'aide aux personnes âgées, dépendantes, aide qui va demander de plus en plus d'aidants avec de moins en moins de moyens ! La situation est déjà dramatique, elle ne va qu'empirer.
Merci Kat pour ce témoignage, en espérant qu'il sensibilise les responsables.
LN