22 septembre 2015

Lettre à l'Association Française des Aidants

Chère Association Française des Aidants


     Si je t’écris aujourd’hui c’est parce que ton tweet de l’autre jour m’a pas mal chahutée. Reprenons les faits si tu le veux bien :
Le 29 aout dernier, un samedi,  à 12h50 tu twittais :

     « les #aidants ne sont pas des soignants mais des conjoints, des parents, des enfants »

     C’était je crois dans le cadre de l’Université d’été de l’ANAP, les débats portant sur la contribution des usagers et des citoyens à la performance de notre système de santé. Belle idée la performance, dans l’air du temps. Performance et rentabilité devenues par force les mamelles d’une société dans la tourmente d’une crise financière mondiale.  En faire plus avec le moins de moyens possible, optimiser le temps, rentabiliser l’humain. La santé c’est bien connu n’a pas de prix mais elle a un coût, et la société exige de ses membres qu’ils soient tous performants, rentables et en bonne santé. Mais on s’éloigne du sujet. A ton tweet lapidaire j’ai répondu par un autre tweet, non moins lapidaire :

     « Pas soignants mais plus que conjoints, parents ou enfants : des #aidants quoi !!! »

     La colère ne transparaît pas dans un message de 140 caractères, à moins de l’écrire en majuscules ou d’y adjoindre force émoticônes, mais j’ai passé l’âge des smileys, et j’aime la sobriété, alors je me suis contentée de ces trois points d’exclamation. Mais quand même, j’étais en colère alors je développe, ici, chez moi, dans ce qui est devenu MON espace. Laisse-moi t’expliquer chère Association ce que ton tweet a déclenché chez moi et pourquoi.  



     Toi Association, tu as une ligne de défense bien marquée, que tu maintiens depuis toujours, envers et contre tous et qui s’exprime ainsi:
 « les aidants n’ont pas à être la variable d’ajustement des politiques publiques » 
     Autrement dit, les familles ou les amis qui s’occupent au quotidien d’un proche ne doivent en aucun cas venir en substitution des aides professionnelles, ni même en complément, mais ont le devoir de conserver leur place, et leur rôle, au sein de la famille. Et cette variable d’ajustement dont tu nous rebats les oreilles, c’est cette proportion de temps passé à aider, soutenir, s’occuper de notre proche, comparé au temps d’intervention des aides à domicile. Moins les politiques publiques alloueront d’aides professionnelles et plus la charge pèsera sur nous, aidants. Ce qui nous ramène à notre « juste place »

     Importante cette « juste place » qui est, si je ne m’abuse le thème d’une de tes formations à l’attention des aides professionnelles : « la juste place des aidants »
     Autant dire que dans les groupes dont je fais partie, ce titre en a ému plus d’un. Nous assigner, comme ça, unilatéralement notre « juste place » a eu l’effet d’une claque monumentale, surtout de la part d’une association supposée nous représenter dans les instances les plus hautes. Nous, aidants, on s’est sentis un peu méprisés, remisés au placard, limite à la niche.

Bien.

     Dans un monde parfait, les aidants ne seraient pas la variable d’ajustement des politiques publiques, puisque dans un monde parfait il y aurait assez d’aides à domicile dévouées et bienveillantes  pour assurer toutes les tâches qui pèsent aujourd’hui sur les épaules des aidants lesquels, de fait, resteraient à leur juste place, celles qu’ils ont toujours occupée, de parents, d’enfants ou de conjoints.
     Dans un monde parfait, les crédits seraient suffisants, les présences constantes ou quasi constantes, il n’y aurait pas de rupture de l’aide, ni de retard, ni d’oubli de planning. Les auxiliaires de vie en congé maladie seraient instantanément remplacées par des doublures, déjà formées à la situation et connues du proche désorienté.
     Dans un monde parfait, tous les personnels d’aide à domicile seraient formés et détenteurs d’un diplôme les habilitant à prendre en charge nos proches âgés, désorientés ou handicapés.
     Dans un monde parfait ce seraient des infirmières ou des aides-soignantes qui prendraient les soins du corps de nos proches en charge. Le matériel serait adapté, les mobilisations faciles, nos proches pas trop opposants.  
     Dans un monde parfait, nos proches feraient leurs besoins à l’heure de passage des aides professionnelles et nous, aidants, nous pourrions rester les accompagnants bienveillants, respectueux de leur pudeur. 
     Dans un monde parfait, les assistantes sociales ne seraient pas débordées par un nombre toujours croissant de dossiers en souffrance, les textes de lois ne changeraient pas chaque semaine et nous aurions accès à la bonne information au bon moment.
    Dans un monde parfait, les services sociaux instruiraient nos demandes dans un délai raisonnable, et y répondraient toujours favorablement, sans qu’il soit besoin de déposer des recours en révision, si gourmands en temps et en énergie.
     Dans un monde parfait, les médecins nous reconnaîtraient d’emblée comme aidants et notre parole aurait autant de valeur que celle de n’importe lequel de tous les auxiliaires qui gravitent autour de leur patient, qu’il soit soignant ou non.
     Dans un monde parfait les aidants pourraient conserver leur emploi, leurs loisirs, leurs amis, sans craindre que leur rôle auprès de leur proche n’empiète sur leurs « autres vies »
     Dans un monde parfait la notion du rôle des aidants serait incluse dans les formations en santé, à tous les niveaux. On ne parlerait des aidants que sous ce vocable unique et non plus comme proches, familles, entourage ou en fonction de notre degré de parenté (fille de, épouse ou compagne de…)
   Dans un monde parfait les contrats signés avec les organismes d’aides à domicile seraient tripartites, le prestataire, le bénéficiaire et son aidant.


   Seulement voilà chère Association, nous ne sommes pas dans un monde parfait.

   Je ne vais rien t’apprendre mais en 2015, il y a toujours 1 aidant sur 3 qui meurt avant son proche aidé. De là penser que c’est d’épuisement, de stress, de manque de sommeil, d’avoir trop tardé pour assurer son suivi médical, faute de quelqu’un pour veiller sur le proche ou faute de moyens tout simplement, il n’y a qu’un pas, que je franchis.
   En 2015, il y a de plus en plus de besoins en terme d’aides à domicile, les familles (crise oblige) peuvent de moins en moins les financer, nos proches vieillissent et sont de moins en moins autonomes, les enveloppes globales s’amenuisent, bref, le gâteau est plus petit et il y a plus de convives autour. Et on n’en est qu’au début, papy-boom oblige, la situation va empirer d’années en années si rien n’est fait.
   En 2015, les aides qui interviennent auprès de nos proches ne sont toujours pas toutes diplômées, leurs horaires sont toujours autant fractionnés, leurs journées toujours aussi pénibles, leurs salaires toujours aussi dérisoires, et quand on se sent à ce point méprisé, maltraité et si peu reconnu, il y a des chances pour devenir à son tour maltraitant, enfin disons que c’est un facteur de risque supplémentaire.
   En 2015, un dossier d’aide déposé auprès de la MDPH met en moyenne 6 mois pour être instruit, et un dossier APA entre 4 et 6 mois. Qui prend le relai ? Qui assure l’intérim ? Les aides d’urgence ? Elles ne suffisent jamais, nous le savons tous. 
   En 2015, être aidant et conserver son emploi relève de l’exploit. Alors être aidant, conserver son emploi et ne pas voir son taux de stress tutoyer les sommets, là c’est de l’utopie. En 2015, être aidant et conserver son emploi, c’est accorder une confiance illimitée à l’aide à domicile qui va passer pour lever/laver/alimenter/coucher/changer notre proche. C’est stresser parce qu’on n’est jamais sûr qu’elle passe, qu’elle soit à l’heure, qu’elle n’oublie pas, que ce soit la même que d’habitude, qu’elle connaisse la maison, la place des objets usuels, la routine de notre proche, que notre proche la reconnaisse et lui ouvre la porte, bref qu’aucune de toutes ces turpitudes ne se produise pas pour que tout se passe bien. Mais c’est aussi enchaîner plusieurs journées en une, le travail salarié, celui de la maison (les aides à la personne ne sont pas aides ménagères, le ménage c’est pour les aidants), la préparation des repas (les aides à la personne ne sont pas cuisinières, les repas c'est pour les aidants) sans compter les nuits aux  multiples réveils lorsque notre proche est désorienté et/ou malade.
   C’est aussi cumuler les soucis de deux maisons lorsque notre proche a gardé son domicile, les enfants qu’il ne faut pas négliger, la vie de famille, notre développement personnel, nos amis. 
   En 2015, être aidant c’est aussi voir ses perspectives de carrière stoppées net, parce que personne n’accorde sa confiance au travail à un collaborateur qui va passer une heure au téléphone pour décrocher un rendez-vous pour un scanner dans la semaine, programmer l’ambulance, décommander l’aide à domicile, ou bien qui part en courant à 10mn de la présentation du projet Truc en réunion, parce que son proche est aux urgences. Alors la promotion, on va la donner à un collaborateur aux contraintes familiales moins lourdes. En 2015 dans le monde du travail, un collaborateur qui a un problème est un collaborateur qui pose problème. C’est d’ailleurs pour cette raison, que la plupart des aidants taisent leur situation à leur responsable et à leurs collègues, par peur de n’être plus considéré par la hiérarchie comme suffisamment fiable, impliqué et motivé.
   En 2015, être aidant c’est être sur tous les fronts, gérer une équipe de soignants, faire se coordonner les intervenants, qu’ils ne se chevauchent pas, qu’ils n’empiètent pas sur le temps de l’autre, prévoir, anticiper, planifier. Gérer les susceptibilités de chacun, tout en respectant leurs domaines de compétences respectifs, gérer les urgences, les absences…  
   Etre aidant en 2015 c’est faire tout ça et bien plus encore. C’est changer son proche parce qu’on ne va pas le laisser souillé, même si la prochaine intervenante arrive dans deux heures, c’est lui servir son petit déjeuner et le faire manger parce qu’il est réveillé et qu’il a faim, même s’il y a une aide prévue pour ça, mais qu’elle arrive plus tard.
   Etre aidant en 2015, c’est remplir des kilos de dossiers, écrire des kilomètres de pages, de lettres, de relances, faire les photocopies d’attestations, de certificats médicaux, passer des heures au téléphone à se faire balader de bureau en bureau, raconter sa situation à des dizaines d’inconnus, c’est être incollable sur les aides financières existantes, prestations, allocations et leurs acronymes (APA, PCH, AAH, MDPH, CLIC, MAIA…) et se battre pour faire reconnaître nos droits et ceux de notre proche.
   Etre aidant en 2015 c’est relancer les services médicaux pour obtenir les résultats d’examens et taire l’inquiétude lorsqu’ils ne sont pas bons. C’est passer des heures au téléphone à la recherche d’un kiné qui intervient à domicile, et pleurer quand on l’a trouvé parce que l’heure de passage coïncide avec celle de notre pause quotidienne.
   Etre aidant en 2015 c’est faire l’impasse sur les vacances et les week-ends parce que la maladie ou le handicap, eux, ne prennent pas de vacances. C’est chercher et trouver un lieu adapté pour nous et notre proche, pas trop loin, pas trop cher, avec une équipe et du matériel adapté à sa pathologie. Et patienter des mois parce qu’on est sur liste d’attente.  Ou bien c’est, une fois de plus, essuyer un refus parce que notre proche ne rentre pas dans la bonne case. 
   Etre aidant en 2015 c’est tout ça et bien plus encore. C’est assurer une présence bienveillante auprès de notre proche, c’est le rassurer quand il est anxieux, le soulager quand il a mal, c’est s’assurer constamment de son confort et de sa sécurité, c’est avoir le souci de l’autre avant le nôtre. Au détriment de notre santé, de notre confort ou de notre sommeil. Au détriment de notre carrière, de notre vie de couple, de notre vie de famille.

   Voilà ma chère Association, il y a d’un côté la vie rêvée des aidants et de l’autre la dure réalité. Comme tu as pu le constater, il y a de grandes différences entre les deux. Des différences que même la présence accrue d’aides professionnelles ne sauraient combler, parce que c’est comme ça, parce que c’est le système médico-social qu’il faudrait revoir en profondeur, parce que culturellement, les affaires familiales se traitent en famille et que jusqu’à présent l’Etat, la société s’y impliquent peu, voire pas du tout. Parce que culturellement, « les époux se doivent mutuellement […] secours et assistance » et qu’il est normal de devenir l’aidante de son mari devenu dépendant à cause de l’âge ou de la maladie, il est tout aussi normal qu’elle ne soit ni rétribuée ni même dédommagée pour ça, même si elle a dû mettre sa carrière entre parenthèses, même si elle a beaucoup sacrifié pour lui, y compris sa future retraite.

   Alors tu vois, quand j’ai lu ton tweet, ça m’a chagrinée, même si j'ai mis du temps à t'écrire, parce que j'ai pas que ça à faire non plus et parce qu'il a fallu du temps pour que ma colère retombe et que je mette de l'ordre dans mes idées. Parce que c’est vrai qu’on n’est pas des soignants, on n’a d’ailleurs jamais demandé à l’être.  Mais nous réduire au simple lien générationnel qui nous unit à notre proche, en taisant volontairement tout ce que le rôle d’aidant implique en terme de temps, d’énergie, de sacrifices pour prendre en charge un proche devenu dépendant, et dont (la plupart du temps) la dépendance va en s’accentuant au fil du temps, j’ai trouvé ça moche. Réducteur et moche. Alors je sais  qu’en 140 caractères, développer une idée, un concept, un rôle aussi vaste que celui d’aidant, c’est peine perdue. Pour celui qui ne sait pas ce qu’est un aidant, 140 caractères ne suffiront pas, c’est sûr, mais quand on assiste à un colloque il y a fort à parier que tout le monde ou presque sait à peu près de quoi ou de qui on parle. Et toi en tant qu’Association Française des Aidants tu as une responsabilité de représentation vis-à-vis de nous, c’est à toi de dessiner les contours de notre rôle, à toi de définir qui nous sommes, autrement qu’en terme de données statistiques, à toi de nous représenter face au monde médico-socio-associatif, à toi de te battre à nos côtés, à notre place, parce qu’on n’a pas le temps, ni l’énergie et que nous on ne connait pas les bonnes personnes, celles qui décident de notre sort.
   C’est aussi à toi de nous représenter face à la société, face au monde des non-aidants, à ceux qui s’imaginent qu’on a la belle vie, parce qu’on n’a pas rendez-vous avec une pointeuse tous les matins, parce que mon ami P. qui est aidant à plein temps de ses deux parents en a marre que sa boulangère lui réponde que c’est pas grave de ne pas pouvoir partir en vacances, parce que « c’est pas comme si il travaillait à la chaîne en usine, il est chez lui, LUI, alors les vacances, il peut s’en passer»


   Voilà. Je termine là ma longue missive, même si on ne s’est pas encore tout dit. Je crois que je t’écrirais encore pour te parler de la loi d’Adaptation de la Société au Vieillissement dite loi ASV, ses reports, nos espoirs…

   J’espère entendre encore souvent parler de toi, je te trouve bien silencieuse, ou alors je devais écouter d’autres sirènes…

  Bien à toi,

 Kat, aidante.

 












1 commentaire:

  1. Ah ! quelle belle analyse de la situation !
    Je souscris à tout ce qui est dit dans cette longue lettre non dénuée d'humour, car j'ai été très longtemps "aidante" aux côtés de ma propre mère et que j'ai vécu ce qui est dit. Les soignants qui n'arrivaient pas, sans me prévenir ou rarement ; j'ai vu défiler l'Europe, l'Afrique...avec plus ou moins de surprises, de vols, j'ai dû faire refaire tant de clés que le serrurier s'en réjouissait... Les changes et toilettes que je devais assumer car, comme il est dit, ma mère ne faisait pas ses besoins à heure fixe, encore moins lors du passage des soignants, sans compter qu'il fallait bien souvent refaire le lit et changer les draps souillés, au détriment d'un rendez-vous ou d'un dîner.... Et au bout d'un moment, exténuée et ne pouvant plus tout assurer, les chutes la nuit se multipliant, il a fallu avoir recours au placement en maison de retraite. Et là, ce fut le début de très grandes découvertes et déceptions. C'est carrément un livre qu'il faudrait écrire sur les Ehpad tant ce qui s'y passe est hors norme et inhumain. L'or gris....tout un programme. Et bien entendu, le rôle d'aidant continue pour pallier aux insuffisances de la maison de retraite. Sauf que là, il faut continuer à aider, mais savoir ne pas se faire remarquer, ne surtout pas critiquer l'établissement (par peur des représailles), se faire tout petit....tout en se sentant coupable, sentiment nouveau et très lourd à porter.
    C'est en effet tout le système de santé qu'il faudrait repenser au plus vite ! Les grands groupes y ont déjà pensé, eux, qui commencent à envisager des maisons de retraite "low coast"....pour ma génération qui n'aura pas les mêmes moyens financiers. Qui va enfin se réveiller et prendre ce problème de l'aide aux personnes âgées, dépendantes, aide qui va demander de plus en plus d'aidants avec de moins en moins de moyens ! La situation est déjà dramatique, elle ne va qu'empirer.
    Merci Kat pour ce témoignage, en espérant qu'il sensibilise les responsables.
    LN

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