« L’injonction paradoxale ou double contrainte
exprime deux contraintes qui s’opposent : l’obligation de chacune
contenant l’interdiction de l’autre »
Une double contrainte c’est ce que je ressens depuis
longtemps sans pouvoir l’exprimer clairement. Et puis un soir ça m’est venu,
j’ai compris cette double injonction et son paradoxe.
Je prends de plus en plus de libertés en ce moment. Je
sors plus, je défriche ma vie sociale, je réponds à cette première injonction
de « prendre soin de moi ». Or dans le même temps, cela implique
de moins prendre soin de lui. Enfin ça, c’est la conséquence directe. Parce que
pour pouvoir prendre soin de moi, je dois moins prendre soin de lui. Mais la
conséquence indirecte, c’est que je prends mieux soin de lui. Pour plein de
raisons. Parce qu’en m’effaçant, je favorise son autonomie, parce que je romps
ce tête à tête permanent, et qu’il peut l’espace de quelques heures évoluer
ailleurs que sous mon regard, et parce qu’enfin, en m’occupant de moi et de moi
seule, je m’extrais quelques heures de l’aidante que je suis pour redevenir
femme. Alors oui, je sors. Je vois des amis, je bois un coup, je vais au musée,
faire les magasins, je sors quelques heures et ça me fait du bien. Et même ça
nous fait du bien à tous les deux. Le drôle de couple que nous formons
désormais ne saurait se nourrir l’un de l’autre sans un apport extérieur, sous
peine que l’un ne finisse par dévorer l’autre.
Mais
paradoxalement, il m’a fallu d’une part combattre ma propre culpabilité pour
pouvoir sortir et m’amuser seule, prendre du bon temps tandis que lui, pauvre
malade restait à la maison, et d’autre part tordre le cou aux idées reçues que
moi, son aidante, je me devais de rester à ses côtés, main dans la main, à
lutter contre la maladie qui, elle, ne prenait ni vacances ni bon temps.
Cette
réflexion m’est venue un soir, alors que je rentrais chez moi après avoir bu un
verre avec une amie. J’ai rencontré sur le chemin du retour une ancienne
collègue et voisine. Après l’échange des banalités d’usage, et alors qu’elle
s’étonnait de me trouver dans la rue à une heure avancée de la soirée, j’ai
surpris une drôle de lueur dans son regard, un nuage d’étonnement. « Comment ? Moi, j’osais sortir en
toute liberté, prendre du bon temps, le laissant, lui, seul à la maison ? »
Subitement je perdais le statut de compagne-aidante-aimante, dévouée et
bienveillante pour devenir cette débauchée irresponsable et égoïste que l’on
trouvait dans la rue tard le soir. J’ai clairement vu que je perdais là des
points d’estime. Or alors que nous nous séparions pour rejoindre chacune nos
pénates respectives, je l’entends me lancer « Et surtout, prend soin de
toi !!! » Là j’avoue j’ai été un moment décontenancée par justement
cette injonction si paradoxale. Il faudrait donc que je prenne soin de moi,
tout en prenant soin de lui, que je pense à lui sans m’oublier moi, que je reste dans ce soucis bienveillant de
lui, tout en existant moi, que ses désirs à lui se confondent avec les miens
jusqu’à les absorber totalement ?
Le couple
est-il soluble dans la maladie ? Oui, parfois il peut. Le couple soumis à
cette injonction paradoxale peut se dissoudre et se perdre, le lien préexistant
peut se rompre sous la traction de cette double contrainte.
M’occuper de
lui, de moi, de nous, en apnée, sans m’oxygéner ailleurs, sans repos ni répit,
qui peut imaginer ça ? On pourrait m’objecter à juste titre, que je ne
devrais pas me soucier outre mesure de l’avis de cette voisine qui n’a qu’une
connaissance partielle de notre situation et de mon quotidien d’aidante, mais
même si cette réaction est compréhensible pour qui n’a jamais emprunté le
chemin d’aidant, elle n’en est pas moins répandue et surtout culpabilisante. Et
rappelons que la culpabilité est la première souffrance des aidants. Elle est
même inhérente à l’aide. Elle est livrée avec. Quand on aide, on culpabilise.
On n’est jamais sûr de bien faire, d’en faire assez, à bon escient, au bon
moment. La culpabilité de l’aidant, c’est le trac du comédien, notre Jiminy Cricket à nous. Alors la culpabilité c’est
bien quand ça oblige à prendre du recul, à s’interroger, à garder en mémoire
que rien de ce que l’on fait ou dit n’est anodin mais la culpabilité, en abuser
ça craint. Ça pollue, ça bloque, ça paralyse. Trop de culpabilité ça devient
toxique. Et ce que cette voisine ignore sans doute, c’est qu’avant de sortir il
m’a fallu d’abord composer avec ma culpabilité. Il m’a fallu négocier avec moi-même,
il m’a fallu tout un cheminement pour en arriver à lui faire suffisamment
confiance, il m’a fallu aussi m’interroger sur ce besoin de tout contrôler, ce
sentiment d’être devenue indispensable. Il m’a fallu lâcher prise tout
simplement.
L’aide à un proche traîne derrière elle un fantasme couramment répandu qu’il faudrait que l’un se
sacrifie pour l’autre, que mon bien-être devrait passer avant et par le sien,
que ses besoins à lui devraient primer sur les miens, ou du moins se confondre.
Or rien n’est moins vrai. A quoi cela servirait-il de sacrifier une vie pour
une autre ? (et l’aurait-il voulu après tout ?) Si je ne cherchais
pas à m’épanouir en dehors du couple, et le temps passant, nous arriverions à
une situation impossible, où l’amour et la tendresse laisseraient la place au
ressentiment, aux regrets et à l’amertume. Chaque matin, il me faut renouveler
la motivation nécessaire pour m’occuper de lui. Où la trouver ? Où
retrouver l’énergie de le faire, si ce n’est dans ces sorties, dans ce contact
avec des amis, avec le monde dehors ? C’est dans cette apparente futilité
que mon quotidien prend tout son sens. C’est parce que je lui rapporte des
nouvelles du monde extérieur qu’il s’interdit désormais, que je rends l’enfermement
qu’il s’impose, supportable. La ville, ses bruits et son agitation l’agressent.
Il n’aime plus les discussions à bâtons rompus parce qu’il ne les comprend plus
et qu’elles le fatiguent. Alors je lui rapporte les photos, les extraits silencieux
de mes sorties, les instantanés de ce monde qu’il ne comprend plus et qui se
refuse à lui autant qu’il le fuit. Je lui parle de ceux que j’ai vus, de ce que
j’ai admiré, touché, senti, goûté. Je lui rapporte des petits bouts de monde, et
des éclairs au café et je veux croire que c’est dans ces partages de
moments de joie qu’il trouve la force et le courage d’avancer tous les jours.
Il y a peu,
je lisais un conseil aux aidants qui m’a un peu surprise parce que je trouve qu’il
entretient bien le malentendu et la culpabilité. A la question : « Comment
demander de l’aide à la famille ou aux amis » il y avait entre autre ce
conseil :
« L’aide
que nous demandons doit toujours être pour la personne dépendante, jamais pour
nous. Si nous justifions l’aide que nous demandons à un membre de la famille
pour notre propre bien-être, cela peut faire resurgir certains problèmes avec
ce proche ».
Je ne comprends pas pourquoi je ne devrais pas exprimer
ce besoin de prendre du temps pour moi. Taire ce besoin, c’est justement le
rendre illégitime. Ce serait transformer une chose assez naturelle en un acte
honteux dont je devrais me cacher. C’est renforcer l’injonction paradoxale: « je
m’occupe de lui < -> je prends soin de moi » lorsque les deux sont inconciliables.
C’est renforcer la culpabilité ressentie et faire de ce moment, si court soit-il,
non plus une parenthèse bienfaisante, mais une échappée peu glorieuse, un
moment volé que je ne pourrai pas partager.
Prendre soin
de mon tissu social, le renforcer, en réparer les accrocs est non seulement une
nécessité vitale et impérieuse pour aujourd’hui mais surtout pour demain, pour
les jours plus agités où j’aurais bien besoin du parachute que ce tissu
constituera, ou pour les jours plus froids où il pourrait me réchauffer le cœur
et l’esprit. Me soumettre à l’injonction paradoxale, m’obliger à me sacrifier
pour lui, ne fera que m’éloigner de lui, je risquerai de me perdre et de ne
plus trouver ma place, ou pire encore, de me dissoudre dans le couple, de n’être
plus que l’aidante et non plus la compagne aidante-aimante.
Finalement, c’est en sortant que je m’occupe le mieux
de lui, paradoxal non ?
Très juste Kat, prends soin de toi, sors, respire, danse, chante, VOUS en aurez les bénéfices.
RépondreSupprimermerci Marina. chanter... non. mais pour le reste, oui!!!
Supprimeret râler ma Kat... hihi
SupprimerBel article comme toujours
oui râler aussi!!! à quoi servirait de respirer sinon? ;-)
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