14 janvier 2016

Le jour où j'ai dit NON




       Il faut que j’en parle. Il faut que je le dise. Pas vraiment pour témoigner. Pas vraiment non plus pour servir d’exemple. Mais il faut que je le dise, pour moi, pour LUI, pour nous. Parce que c’est sans doute la pire expérience médicale que j’aie eu à vivre ces quatre dernières années. La plus humiliante aussi et paradoxalement, à terme la meilleure des décisions que j’ai prise.


       Je vais essayer de faire court mais tout cela se passe sur environ deux ans. On est au printemps 2012. Il remarche, re-prononce quelques mots, stimulé en permanence il arrive même à manger presque seul, il est continent. Problème : il a des crises d’agitation que je qualifierai de modérée. Par moments, il se lève et déambule dans la maison. Comme il résiste mal à la frustration, il pique des colères, crie, se jette sur le lit et lance ce qui lui tombe sous la main, puis se calme. En consultation dans le service infectiologie, j’en parle aux médecins. Tous sont d’accord sur les progrès indéniables, et nous conseillent de rencontrer le médecin psychiatre du service. Cela faisait 6 mois que je demandais à voir un neurologue. Après tout, c’est le cerveau qui était touché. Certes la cause d’origine était infectieuse, mais tout de même, il me semblait qu’un neurologue aurait été tout indiqué. On me présente ce médecin comme « un spécialiste des complications neurologiques du vih » Je suis profane, j’entends neurologue. Ma belle-sœur, présente ce jour-là entend la même chose. Sur la feuille de rendez-vous de l’hôpital je lis « consultation psychiatrique ». Nous le rencontrons. Il est affable, à l’écoute. Il prescrit un anxiolytique léger. Le traitement fonctionne une dizaine de jours. Puis l’agitation reprend de plus belle. Un mois plus tard nous revoyons le médecin. Je lui fais part des résultats constatés. Il m’explique que la lésion frontale est la cause de cette agitation, et de cette moindre résistance à la frustration. Il met en place un traitement par neuroleptique atypique, et me demande de l’appeler dans une semaine pour faire le point sur les premiers effets. Je l’appelle au septième jour, en lui faisant part des observations du kiné. Il marche moins bien, le buste penché, soit en avant, soit  sur le côté. Il lève moins bien les pieds aussi. La réponse est dans appel « ça n’est pas le traitement, c’est la maladie qui progresse » Je suis sceptique aussi sur l’efficacité. Les crises sont les mêmes, sauf que comme il marche de moins en moins bien, il trépigne sur place. Je fais même une vidéo, pour montrer à quel point ses jambes sont sans repos, même assis. En vrai je n’ai pas attendu la consultation suivante pour lui arrêter le neuroleptique. Au bout de 20 jours, il ne marchait plus, ne parlait plus, seuls des sons inarticulés sortaient, et surtout un tremblement était apparu. Le jour de la visite, le médecin « tique » sur ce tremblement. « les noyaux gris centraux sont atteints ». Je comprends que ce n’est pas bon signe mais il ne m’en dit pas plus. En revanche, ce que je comprends bien c’est qu’il faut absolument faire cesser cette agitation. Instauration d’un autre traitement neuroleptique. A petites doses. Le traitement fonctionne assez bien mais… les difficultés à la marche reprennent, il mange moins bien, ne progresse plus en langage, et surtout redevient incontinent. Et comme il s’en rend compte, s’attriste. Nous passons l’été à sortir, nager, marcher. J’essaye de le fatiguer. Ça marche assez bien. Mais il reste un fond intolérant. A l’automne, comme nous sortons moins, l’agitation reprend un peu. Les troubles du comportement réapparaissent. Lors de la consultation de septembre, le médecin se moque de la prise de poids excessive. C'est de ma faute, je lui donne trop à manger et comme il est  frontal, il se gave sans limite. Cet excès de poids est la cause des troubles de la marche. 
       La consultation de décembre se passe encore plus mal. Il fait des grimaces au médecin, des gestes obscènes, râle, lui dit des gros mots. On évoque une entrée en institution. Re-insultes. Le médecin triple la posologie de neuroleptiques, assorti d’anxiolytique. Le tout sur un fond de violences qui ne me plait pas. Violence des mots « placement en ehpad » « danger » « tutelle », violence des gestes aussi, de l’attitude de ce médecin qui n’a pas eu un regard pour le malade en face de lui, qui n’a parlé qu’à moi, qui n’a pas écouté mes réticences. Mais qui m’engueule parce qu’il n’a pas perdu un gramme. Et que le bilan des graisses révèle une hypercholestérolémie et des triglycérides en excès. Le psychiatre me culpabilise, je ne fais pas ce qu’il faut, il faut que je passe la main à des pros qui feront mieux que moi.
       6 mois se passent.  Ponctués de crises, de cris, je suis fatiguée mais toujours pas résolue à le faire entrer en institution. Il hurle, se déshabille, arrache tout, il est de plus en plus difficile. Ne supporte plus rien. Ni attente, ni inconfort. Sortir lui est de plus en plus pénible, les bruits de la rue, les klaxons, les cris d’enfants le font sur-réagir. Le généraliste ne me laisse pas d’autre alternative que de revoir le psychiatre. La consultation est un des pires moments de mon existence. Mon compagnon n’a eu de cesse d’essayer de lui jeter à la figure tout ce qui lui tombait sous la main. Il a dévasté le bureau, déchiré le papier de protection de la table d’examen derrière lui, arraché son tee-shirt, hurlé, crié, tempêté. Le médecin en face éructait, rouge, en faisant des grands moulinets avec les bras. IL ME HURLAIT DESSUS. M’a dit que j’étais dangereuse d’exposer le personnel des soins à domicile au risque potentiel que représentait mon compagnon. Et toujours pas un mot ni un regard pour son patient. Rien. Cet homme en face de lui représente certes un danger, mais n’est pas digne de recevoir la moindre explication de son médecin. Ni bien entendu aucune parole apaisante. Il m’a laissé me débrouiller seule avec ma tempête, rien que pour me démontrer que je n’y arrivais plus. Au moment de rédiger l’ordonnance, il a un problème avec le traitement anti-rétroviral. Il appelle un collègue infectiologue, qui décide dans la foulée de changer la tri-thérapie, mentionnant que ce nouveau traitement protégerait moins le cerveau « oui mais ça on s’en fout » réplique le psychiatre. « bah non, on ne s’en fout pas, c’est quand même important que le cerveau soit protégé du virus, non ? » « VOUS CROYEZ QUE C’EST MA PRIORITÉ, LA ? » Je crois que j’ai sursauté par la violence du propos. Le compte rendu de consultation est un must du genre, avec les mentions « pas d’autre solution que de sédater le patient » et « j’informe Madame des effets indésirables type Parkinson du nouveau traitement » (Madame, pas Monsieur…) ainsi que « prévoir dérogation d’âge pour admission en long séjour ou ehpad ». Il a rageusement rédigé le bon de transport pour l’ambulance, non sans avoir omis d’écrire « démence sévère+++ » dans les observations cliniques. Nous sommes ressortis de cette consultation traumatisés. Moi j’étais en état de choc. Le soir même je lui fais commencer le nouveau traitement. Encore un neuroleptique. Plus d’anxiolytique, ni de comprimé pour dormir. Mais il n’a pas arrêté l’antidépresseur « il va pleurer, ça ne va pas vous plaire »(???)  Prévisiblement, la nuit se passe mal, il ne dort pas, s’agite encore plus, crie, devient violent. Le lendemain matin, je persiste et respecte la posologie. Il ne se calme pas. Comme j’ai une marge de +/- 10 gouttes, j’augmente la dose pour midi. La maison est sens dessus dessous. Il a ravagé les placards, en a jeté le contenu par terre, saccagé le lit et le canapé. J’évite de trop me montrer, je ne reste pas dans la même pièce que lui. En fin d’après-midi, je ne l’entends plus, il ne s’agite plus. MAIS… il a les yeux « bloqués » à droite et semble sans réaction. Il ne tourne plus la tête si je frappe à la porte, son bras droit est spastique. J’ai fait le 15, les urgences. Examen neuro, scanner, perfusion de Valium. Le médecin réanimateur m’explique l’état de grand mal des neuroleptiques, le cerveau qui convulse, et rédige un compte rendu en ce sens, l’origine iatrogénique de cette crise. Il reste à l’hôpital en observation pour la nuit, attaché au lit. Je suis rentrée dormir, première nuit complète depuis longtemps. Il est rentré le lendemain en fin d’après-midi, calme, souriant et détendu. Une bonne douche, un bon repas, une bonne nuit. C’est le lendemain que ça c’est gâté. Quand je lui ai redonné le neuroleptique prescrit par le psychiatre des urgences. C’était celui qu’il prenait avant, celui qui ne faisait plus effet. Les crises ont recommencé, les cris, l’agitation. Et là j’ai compris. J’ai compris que c’était ce médicament qui le rendait violent. S’ensuivent plusieurs semaines d’allers et retours à l’hôpital, d’entrées en urgence et de sorties sans prise en charge. Les médecins qui s’obstinaient à lui redonner des neuroleptiques, moi qui leur disais que non, ça n’était pas la bonne stratégie, que ce sont ces neuroleptiques qui le rendaient violent, que les anxiolytiques en l’abrutissant coupaient toute forme de communication, qu’on n’avançait pas et qu’il régressait. Mais qui suis-je, moi, pour qu’on m’entende ? Je n’ai que mon expérience à mettre en avant, face à un corps médical sûr de ses connaissances.
       Un jour j’ai dit NON. On arrête tout. Plus de psychotropes. « C’est à vos risques et périls » m’ont-ils répondu. J’ai pris le risque. Et je nous ai donné du temps. Le temps de s’adapter, de s’habituer à cette nouvelle configuration, le temps de réapprendre à communiquer autrement. Le temps pour lui d’oublier certains comportements, le temps pour moi d’en accepter d’autres. Je me suis documentée, j’ai fait des recherches, j’ai essayé d’apporter des réponses acceptables. Je lui ai parlé, beaucoup. J’ai négocié, encore plus. J’ai fait des erreurs, j’ai corrigé. Mais je n’ai jamais regretté cette décision. Il ne supporte plus les soignants ? On allège le programme. Il fait la gueule au kiné ? On supprime des séances. Seul le généraliste assure le suivi vih. Lui a constaté l'évolution, les hauts, les bas, les remontées et les descentes.  


       Aujourd’hui il est plus calme. Toujours intolérant à la frustration, il a un sas de décompression, le lit, les oreillers qu’il lance et c’est tout. Il se déplace seul, remange seul avec les doigts, a un vocabulaire restreint mais exprime ses besoins de base, il reste habillé et gérable au quotidien. Il ne sort plus parce que la rue l’agresse, les autres l’agressent. Mais il se sent bien dans son cocon. Et c’est à moi de construire autour.      



8 commentaires:

  1. Dure de dire non, une décision qui est toujours longue à prendre, mais si on ne la prend pas se n'est pas ses donneurs de médicaments qui le feront. Ceux qui n'écoute pas nos proches et qui nous écoute pas non plus, car leur priorité est de remplir leur ordonnance en ce disant j'ai fais mon travail et au revoir. Désolée je vais parlé de moi, j'ai eut le droit à vous faite comme vous voulez mais je vous préviens je n'ai rien d'autre à vous donner en remplacement. Ce n'est pas ce que je demandais, je demandais juste d'arrêter ce médicament qui pour moi ne servait plus à rien. J'ai dis stop et j'en ai le résultat comme quoi il ne servait plus à rien. Sache décision Kat, c'est sur avec beaucoup d'agitation,de travail de votre part, de patience, de compréhension et d'amour, mais comme quoi nous savons trouvé, apporté, pour que nos proches se sente mieux, que nous arrivons aussi à des résultats sans ses petits bonbons. Vous êtes une femme très courageuse avec un grand coeur, remplit d'amour, je vous respecte pour la femme que vous êtes, pour ce que vous faite pour votre mari, pour la patience que vous avez et pour pleins d'autres choses. je vous embrasse très fort

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    1. beaucoup de médecins (mais pas tous heureusement) ne savent pas faire autrement. la seule réponse thérapeutique aux crises d'agitation sont les médicaments. c'est la prise en charge hospitalière qui veut ça, parce que l’hôpital se doit d'assurer la sécurité de son personnel et des autres patients. ils ne suivent pas leurs patients au quotidien, à la maison et ne cherchent pas à comprendre l'origine de ces crises. si on en supprime la cause, on supprime les crises. à la maison c'est relativement facile, en établissement c'est impossible.
      Courage Doune. encore une fois, l'amour et le cœur feront leurs preuves.

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  2. Et bien voilà ! : le fameux "master d'aidant" ça vaut certains diplômes hein ?
    Quel courage !

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  3. Se battre, toujours se battre. Contre l'ignorance, le scepticisme, l'indifférence, parfois même le mépris... sans jamais reconnaître leur impuissance, voire même leur incompétence.
    Pourquoi se targuer d'avoir sauvé des vies, pour ensuite laisser les gens se débrouiller seuls (et je suis polie)...
    Pffff.... parfois, je baisse les bras. Et même, je voudrais fuir...
    Bravo pour ta ténacité et tout cet amour dont tu fais preuve Kat. Bravo, vraiment ! Anne B.

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    1. Quand tu vois l'état de délabrement des services de longs séjour chez nous, je me voyais mal l'y laisser. c'était il y a longtemps. Il est à peu près stable maintenant, des orages d'été aux tempêtes hivernales... mais me reste ce goût amer de la maltraitance de ce psychiatre.

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  4. Je rejoins les commentaire Kat, une dose d’abnégation est indispensable pour ce parcours chaotique mais tellement rempli d'amour. Où trouver ces doses là, en institution??? Que nenni.
    Si tu permets je souhaite soulever un aspect particulier: handicap invisible.
    Mon frère devait rejoindre les rangs HP suite à son accident, j'ai refusé, je tente de l'aider au mieux.
    Paradoxe : suis parfois remise en cause par des pros et des voisins qui ne savent pas de quoi est fait le quotidien d'un trauma. En "liberté" il évolue"!
    Continue à nous éclairer par tes écrits Kat. MERCI d'être là comme tu l'es!

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  5. Merci Marina! ensemble, nous sommes plus forts. pour nous réconforter dans les mauvais moments et fêter les bons! Et tu as raison, il va falloir s'interroger et interpeller sur l'importance de la prise en charge familiale des handicaps invisibles, mieux communiquer, mieux informer. Continuons ensemble, nous nous renforçons mutuellement!!!

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