12 septembre 2019

Aidante: Et après?

     Le 20 Août dernier, mon amoureux est mort

     Et après, il se passe quoi?

     - On prend le temps de prévenir tout le monde, famille, amis proches et éloignés
     Conseil: Déléguez le plus possible cette douloureuse tâche, ce qui vous évitera de devoir répéter la même histoire à l'infini et de revivre autant de fois ces moments pénibles

     - On organise les funérailles 
     Conseil: Si vous le pouvez, faites vous accompagner par un proche. Il n'y a rien de pire que de devoir choisir la couleur d'un cercueil quand on tenait encore hier la main de celui qui y prendra place.  

     La première semaine, on est pris dans un tourbillon, entre les messages, les appels téléphoniques, les gentils mots de soutien, les encouragements, tout ça vous porte. Durant ces journées, ô combien chargées d'émotion, j'avais l'impression de baigner dans un océan de miel tant j'ai été entourée d'amour et de compassion. Chacun avait eu à cœur de ne pas me laisser seule un instant, afin que l'absence de mon compagnon ne se fasse pas trop sentir, les coups de téléphone s’enchaînaient et les invitations pleuvaient.




     - On règle les derniers détails de la cérémonie, les musiques et les photos qui seront diffusées lors des obsèques, on recense les personnes désireuses de prendre la parole.
     Conseil: Là aussi, essayez de déléguer autant que possible. Partagez-vous les tâches, aux uns les photos (vous vous éviterez des plongées dans le temps, ce temps où tout allait bien, le temps des rires et du soleil), aux autres les musiques. Laissez vos consignes et laissez faire les très proches, ceux qui le connaissaient bien et connaissaient ses goûts musicaux.

     - On continue de recueillir les messages de sympathie auxquels on répond de façon rassurante. Tout le monde loue votre dévouement et votre "sacrifice" et vous remercie de tout ce que vous avez fait pour lui. On est dans une certaine euphorie d'une forme de liberté retrouvée. On s'autorise à sortir plus longtemps qu'avant, on n'est plus dans le soucis de l'autre, de celui qui avait tant besoin de vous auparavant. On se dit que désormais, on n'aura plus que le soucis de soi et que c'est maintenant que tout reste à (re)construire.

     - Puis arrive le jour tant redouté des obsèques. On remercie tout le monde d'être venu et on s'attache à ne pas trop remarquer les absents, ceux qui n'ont pas pu venir, ceux qui n'en ont pas fait l'effort, ceux pour qui c'était trop triste, trop douloureux. Mon compagnon était très apprécié, ils ont été nombreux à faire le déplacement, c'est encore l'occasion de faire le plein d'amour et de chaleur (et un 26 août à Nice, la chaleur c'est pas ça qui manque...) 
Tout cet amour, toute cette chaleur, toute cette présence rassurante, c'est bien, ça vous évite de penser à l'absence, au vide qu'il laisse. Il est toujours dans vos pensées, d'ailleurs on ne pense qu'à LUI dans ces moments là, mais le manque physique n'y est pas encore. Je me souviens de ces premières soirées seule où j'avais encore le réflexe d'aller le voir dans la chambre  dès que j'entendais le moindre bruit à côté, ou de ce coup d’œil que je jetais (et que je jette encore) pour vérifier que tout allait bien. Et de ce coup de poignard quand je réalisais qu'il n'y était plus et qu'il n'y sera plus jamais. 

     - Puis une fois la dispersion des cendres effectuée, une fois la famille partie, la vie reprend son cours, chacun reprend ses activités et c'est le quotidien qui reprend ses droits. Et on s'immerge dans les formalités administratives. Les comptes sont clôturés, les contrats changent de nom, certains prestataires se font un peu tirer l'oreille pour mettre un terme aux contrats, des administrations "perdent" des certificats de décès que vous renvoyez patiemment.
Vous parlez "décès" de votre proche, mais vous n'êtes pas encore en deuil. Votre proche disparu prend encore beaucoup de place dans votre vie. Il reste le centre de tout. 

     Et maintenant, moi, je fais quoi?

53 ans, quelques belles années devant moi, apte à travailler, j'en fais quoi, moi, de ces années d'aidance?

     - Reprendre mon ancienne vie là où je l'avais laissée en 2011? Je me retrouve dans l'urgence de trouver un emploi. Avec le décès de mon compagnon, je n'ai plus droit à rien, je ne touche plus rien, les aides étaient si minimes que je n'ai jamais pu mettre un sou de côté, comme je n'étais pas salariée, je n'ouvre pas droit aux allocations chômage, je dois donc retrouver un travail au plus vite, au mépris de ma fatigue et du deuil qui commence à peser sur mon moral. 
Je me retrouve donc à postuler chez mes anciens employeurs, confiante, parce que nous nous étions quittés en très bon termes il y a 8 ans et que j'ai gardé d'excellents contacts avec eux. Seulement voilà, je suis un peu naïve. En 8 ans les conditions de recrutement ont changé, le chargé du recrutement est avant tout comptable, il ne fait pas dans le sentiment, je suis un pion sur l'échiquier, et même si je savais très bien que je ne retrouverais pas mon poste d'autrefois, il me fait bien comprendre que je n'aurais droit à aucun privilège et qu'il me faut suivre la voie ordinaire: m'inscrire à l'agence d'intérim qui les fournit en employés, sans aucune certitude du secteur dans lequel j’atterrirai, et qu'au bout de quelques jours, si je "faisais l'affaire" il me ferait un "petit contrat" 
Bien bien bien... 
Je n'ai certes pas les moyens de faire la fine bouche, mais c'est tirer un trait sur tout ce que j'ai pu acquérir ces 8 dernières années en terme de savoir-être et savoir faire.   

     - Rédiger mon CV? Est-ce que je dois faire apparaître mes années d'aidance? Comment justifier ces années blanches dans ma carrière? Quel DRH, à moins d'être ou d'avoir été aidant lui-même, sait ce que cela implique vraiment? Comment faire ressortir et surtout valoriser toutes ces compétences utiles à l'entreprise et que j'ai acquises au cours de toutes ces années? 
En huit ans, j'ai appris ou confirmé mon sens de l'autonomie, mes capacités organisationnelles, j'ai appris à coordonner des équipes de soin, à gérer un planning pourtant chargé, à organiser les rendez-vous, les transferts, les finances, les dossiers, les recherches de solutions. J'ai appris aussi à prendre ma place dans une équipe. J'ai appris à gérer mon stress, à faire face dans les situations d'urgence, sans baisser les bras. J'ai appris la patience infinie que cela demandait de prendre soin d'une personne démente. J'ai appris à anticiper, à prévoir. J'ai appris à trouver des solutions là où on m'avait dit qu'il n'y en avait aucune. J'ai très largement développé mes capacités de communication, tant verbales qu'infra-verbales, j'ai appris à anticiper des troubles du comportement, à cadrer une personnalité difficile. J'ai appris la communication non-violente. J'en fais quoi, moi, de tout ça? Je me suis enrichie de cette expérience dont personne ne veut? 

     - Faire une formation via la VAE (Validation des Acquis de l'Expérience)? Le seul débouché proposé c'est "auxiliaire de vie". Ce qui est frappant, c'est que la société et les pouvoirs publics ne reconnaissent aux aidants que leurs seules compétences "techniques": les toilettes, les changes, le nursing, les repas, le ménage. Ce sont aussi les seuls actes reconnus par la Prestation de Compensation du Handicap versée aux aidants. Entendons-nous bien, je ne méprise pas ces tâches essentielles à la vie des personnes en perte d'autonomie mais elles sont loin de représenter tout ce que j'ai pu acquérir en terme de savoir-être et de savoir-faire, en plus de ceux listés précédemment. Tout cet engagement en faveur de la reconnaissance des aidants, que ce soit via les réseaux sociaux, les groupes et forums, via ce blog aussi. Toutes ces connaissances engrangées, tant au niveau politique qu'au niveau sociologique ou psychologique. Qui reconnaîtra cette expérience? Alors faire une VAE auxiliaire de vie, ce serait  tirer un trait définitif sur ces nouvelles connaissances patiemment acquises au fil des ans, et qui ne serviraient plus à personne sauf à moi. 

    C'est là qu'une vraie RECONNAISSANCE des aidants prendrait tout son sens. En dehors de l'impérieuse nécessité d'un statut durant les années d'aidance, statut qui donnerait un minimum de droits et de sécurité aux aidants, il permettrait de faire comprendre plus simplement aux éventuels recruteurs ce que ce rôle a signifié pour nous, ce que nous avons appris, quelles compétences nouvelles nous pourrions mettre au service de l'entreprise, dans quelle urgence nous nous situons à retrouver un emploi, puisque toutes les aides allouées sont suspendues. 
Serait-ce trop demander, qu'on puisse aussi penser à "l'après"? Qu'on puisse nous simplifier un peu la tâche, pour que les soucis matériels prennent un peu moins de place, et que le deuil puisse se faire de façon un peu plus sereine? 

     Depuis 2011, j'ai suivi avec intérêt l'évolution de la notion d'aidant dans la société. Je l'ai vue passer d'une notion sociologique à une notion politique, je l'ai vue prendre de l'ampleur, j'ai constaté qu'il y avait de plus en plus de professionnels du soin et de l'accompagnement qui utilisaient ce terme pour nous nommer, j'ai lu un nombre croissant d'articles et de publications qui parlaient des aidants. Mais après? Que deviennent-ils ces aidants? Comment vont-ils? Comment ont-ils vécu le deuil du proche pour lequel ils ont tant sacrifié? Comment ont-ils pu reprendre le cours de leur vie? Comment ont-ils pu se réinsérer dans une société dans laquelle ils ne se sentent plus tout à fait à leur place? Et qui se soucie de ce qu'ils deviennent d'ailleurs? Est-ce qu'eux aussi ils ont l'impression de n'avoir été qu'une statistique et qu'une fois sortis de ces statistiques, ils ne sont plus grand chose?

     J'ai été aidante huit ans, mais maintenant... 

Va Oui mais où?
Vis Oui mais comment?
et Deviens Oui mais qui? 








11 commentaires:

  1. Très beau témoignage d'un vécu et d'un ressenti dans lesquels bon nombre d'aidants se reconnaitront.
    Merci Kat
    Amicalement
    Catelyne

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  2. Je ne sais pas traduire par des mots mon émotion grandissante au fil des mots que je lis...
    Je prie, avec la ferveur dont je suis capable pour qu'il existe dans ce monde politique le coeur sensible qui soulèvera des montagnes pour faire entendre ta voix, qui est celle de tellement d'autres...

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  3. Superbe Kat. Tu dis tout. Voilà ! J'ai connu et je connais ça. Beaucoup d'émotions. Je t'embrasse.

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  4. merci je partage. Nous sommes 11 millions d'invisibles.

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    1. Invisibles pendant, invisibles après, invisibles toujours...

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  5. J'ai été Aidante pour ma Maman et mon Compagnon. Tous deux décédés dans le même mois, de la même année. Se retrouver sans travail, petit chômage (car les heures n'étaient pas comptées auprès de tous d'eux) et arrivée à 56 ans (une sénior, pour les employeurs) qui trouvent une "excuse" pour ne pas t'embaucher). Aucune reconnaissance administrative, aucun recours ! On a tout donné, par amour, on survit dans un monde sans indulgeance. Et c'est TRISTE !

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  6. Bonsoir, je suis maman et mamange...j'ai été aidante pendant 15 ans de ma fille lourdement handicapée qui nous a quittés en février dernier.
    Jai conservé tant bien que mal un poste à temps partiel dans la société où je suis entrée il y a 20 ans, dans mon malheur, je bénéficie d'une arrêt maladie avec IJ et Prévoyance même si c'est sur la base d'un temps partiel. J'ai été bien incapable de reprendre mon travail depuis 6 mois, je pense aux mamans qui comme vous ont abandonné toute activité...plus globalement, votre publication est tellement juste...je suis entrain d'écrire également sur l'après lorsque l'on perd son enfant handicapé pas tant sur l'angle émotionnel car pas besoin de l'écrire, tout le monde sauf peut être les employeurs peuvent comprendre...mais sur tout ce qui vient s'ajouter parallèlement...je me permettrai un renvoi sur votre chronique...courage à vous

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    1. Bonjour
      L'après aidance est en effet un sujet peu abordé
      Je serais heureuse de vous lire et je relaierai votre chronique avec plaisir
      Bon courage pour tout ce que vous traversez

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  7. Très touchée par votre histoire qui est la mienne aussi sous beaucoup d'aspects.Et question emploi aussi...Et de Nice aussi...On est une autre personne après...C'est dur chaque jour...Et ça se répercute bien souvent sur le physique et la santé,ce qui empêche une vraie reconstruction morale...A votre compagnon,à ma mère.����

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    1. Bonjour,
      Si vous voulez continuer à échanger, vous pouvez m'écrire sur mon email
      kataidante@gmail.com
      à très vite

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